Côté Talents

Se connecter

Register

Créer un compte
Retrieve Password
Back to login/register

FORMATION BIOGRAPHE : exemple d’atelier d’écriture

Atelier d’écriture : le contexte

Biographe

Un jour, une participante à la formation Devenir biographe, qui avait entamé l’histoire de vie de son beau-père, m’a confié que leurs séances hebdomadaires en tête-à-tête avaient étonnamment resserré leurs liens qui n’avaient été jusque-là que très formels. Ce nonagénaire au début réticent avait été surpris de découvrir que sa mémoire n’était pas aussi déficiente qu’il avait pu le craindre et au fur et à mesure de leurs entretiens, il retrouvait avec un certain plaisir des souvenirs de sa jeunesse, ce qui le mettait en joie.
La relation biographe-biographié(e) est avant tout profondément humaine et l’écriture d’une biographie familiale s’accompagne nécessairement de l’intérêt que l’on porte à l’autre et de sa capacité à écouter son histoire pour réveiller voire raviver les émotions.

Atelier d’écriture proposé : décrivez un lieu lié à votre enfance en faisant appel à vos cinq sens.

Plus d’informations sur notre formation Devenir Biographe

Atelier d’écriture : le texte produit par une participante Carole P.

Les petits riens 

Ma mère habite un ancien immeuble ouvrier des années soixante dans le septième arrondissement de Lyon. Les murs y sont fins comme du papier à cigarette, si bien que tous les voisins se connaissent sans se parler. Le hall d’entrée sent bon l’humidité froide, exactement comme le hall d’immeuble de feu mes grands-parents à trois cents kilomètres de là, à Marseille. Est-ce que tous les halls prennent la même odeur passé un certain temps ? L’ascenseur ne peut transporter que deux personnes à la fois, alors souvent on grimpe les trois étages jusque chez ma mère à la force du mollet. Et on s’agrippe hors d’haleine à une sonnette au mécanisme suranné pour annoncer notre arrivée : quand le fils prodigue et ses sœurs débarquent pour les fêtes, tout l’immeuble est au courant.

Vingt-cinq ans plus tôt, en le visitant, ma mère avait adoré cet appartement bariolé. Une chambre verte, une autre bleue, un salon jaune et un couloir rose… Ce nouveau décor était un retour à la vie après trente ans d’un mariage douloureux et chaotique. Il se devait d’être joyeux, alors toutes ces couleurs vives collaient parfaitement à l’euphorie du moment. Mais les années ont assagi l’enthousiasme et la peinture sur les murs. Tous sont uniformément blancs désormais, et seul le couloir résiste encore et toujours, berçant le visiteur d’illusion de l’entrée au salon.

J’avais déjà dix-huit ans quand ma mère a acheté cet appartement, pourtant tout ici me rappelle mon enfance, parce qu’il est peuplé de ces milliers de meubles et d’objets que j’ai toujours vus. Les grandes bibliothèques en chêne foncé, la collection de chats en porcelaine, le cendrier en laiton en forme de mouche, offert à ma mère (qui n’a jamais fumé), par mon père qui la surnommait affectueusement « Mouche ». Le papyrus égyptien authentique, conservé sous verre, offert par un ami de mes parents, à une époque où les biens culturels se bradaient au pied des pyramides au touriste le plus offrant. La gravure sur pierre de la place Bellecour. Le sucrier en étain, dont le contenu adoucit le café indigeste de ma mère et les débats enflammés de fin de repas. La nappe verte à motifs avec serviettes assorties. Les VHS qui justifient la présence obstinée d’un lecteur de cassettes qu’on n’utilise plus depuis vingt ans. Et puis cet énorme lampadaire des années soixante-dix, avec son globe de verre blanc vintage, qui fait râler ma mère parce qu’il est trop encombrant et qu’il occupe la moitié du salon, mais dont elle refuse catégoriquement de se séparer quand je propose de l’en débarrasser.

Les photos sur les murs nous parlent d’un temps que nos enfants de vingt ans ne peuvent pas connaître. On s’interroge en feuilletant les albums photos : « C’est Mireille devant la maison du Brulat ? Mais non, ces bouclettes brunes, c’est plutôt le cousin Lionel voyons ! Tu ne te souviens pas Carole ? »

Non, je ne me souviens pas. Je n’étais pas née. Je crois que ma maman perd un peu la notion du temps quelquefois.

La famille est rarement réunie désormais, alors l’immense canapé a laissé place à deux petits fauteuils. Le parquet grinçant du salon a disparu aussi, il faisait trop de bruit. Ces sons me manquent lorsque je marche pieds nus chez ma mère aujourd’hui, et il me semble que ce n’est plus vraiment le même salon. Ma chambre aussi a changé, n’y subsiste que mon lit d’adolescente, qui avait été celui de mon frère, et celui de ma sœur avant lui. Je n’ai habité ici que quelques mois, avant de prendre mon envol et de fonder mon propre clan à des centaines de kilomètres de là. Ce n’est plus « chez moi » ou « à la maison », c’est devenu « chez ma mère ». Seules les plaques sur la porte et la boîte aux lettres témoignent encore de mon bref passage en ces lieux. Mon frère et ma sœur, eux, avaient déjà quitté le cocon à l’époque, ils n’ont jamais vécu ici. Pourtant, tout y respire la famille et la nostalgie. Cet appartement, peuplé de tous ces petits riens qui ont coloré notre enfance, est une immense madeleine de Proust à lui seul. Un jour ma mère ne sera plus là, et il faudra vider cet endroit de sa substance, comme nous l’avons fait il y a quelques années pour notre père. À notre tour, nous refuserons de nous débarrasser du grand lampadaire blanc aux arrondis psychédéliques. Et nous serons infiniment reconnaissants à notre mère d’avoir conservé tous ces petits bouts de rien.

26 septembre 2023
X